La victoire du «rassurisme» au sein des comités d’experts
Rôle des associations privées d'hygiénistes et autres experts dans l'absence de prévention du Covid
Ce texte sur le rôle des “comités d’experts” a été publié dans le journal Libération le 25 août 2023, dans la chronique de Christian Lehmann, “Journal d’une épidémie”, et sous le pseudonyme “Anna”1. Il est malheureusement toujours d’actualité, tandis que le nombre des victimes, la diversité des variants et les narratifs rassuristes n’ont cessé de croître.
Juillet 2024. Des événements à haut risque tels que les Jeux Olympiques de Paris sont l’occasion de constater, une fois de plus, la défaillance des autorités en matière de prévention collective : certains sportifs sont déjà positifs au Covid, d’autres, conscients des risques, se protègent en prenant des précautions appropriées, quitte à fuir le village olympique où le masque n’est pas obligatoire et où la seule mesure, le gel hydro-alcoolique, ne sera d’aucun secours contre la transmission par aérosols. D’autres encore sont contraints de renoncer en raison d’un Covid long. Des volontaires démissionnent faute de mesures préventives adéquates.
Loin de toute stratégie de santé publique à la hauteur d’un tel événement, qui accueille environ 10500 athlètes et attirera des millions de visiteurs, il est prévu que chaque délégation gère les risques à sa manière pour ses équipes. Pendant ce temps sur les plateaux, peu familiers du concept de “prévention”, le Ministre délégué de la santé, Frédéric Valletoux, rassure sur les premiers cas de Covid en inventant un niveau bas de circulation virale, tandis que la Ministre des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques, Amélie Oudéa-Castéra, rappelle que l’exposition des athlètes à ce virus, qui pourrait leur laisser des séquelles ou tuer les plus vulnérables d’entre eux, est tout à fait normale. La population est donc invitée à “ne pas se faire peur”, mais elle subira néanmoins des difficultés d’accès à certains hôpitaux tout en constatant que les établissements mobilisés pour les JO ont imposé le port du masque pendant 15 jours quand le reste du temps les patients sont privés de toute protection contre un virus qui peut les tuer ou leur laisser des séquelles. Malgré des inquiétudes formulées en amont des Jeux Olympiques en ce qui concerne la situation sanitaire, il n’a donc fallu que 3 semaines aux organisateurs, aux autorités sanitaires - y compris l’OMS - et aux médias pour retrouver les réflexes de 2020, mais pas en faveur d’une prévention efficace.
En France, cette négligence de la prévention est en partie liée à l’influence de certains experts et associations d’hygiénistes accrochés au dogme de la transmission par contacts et gouttelettes, négligeant depuis 2020 l’état des connaissances scientifiques sur le Covid.
L’annonce d’un retour du Covid (qui n’avait jamais disparu) révèle une nouvelle fois le déni collectif forgé par trois ans de rassurisme sanitaire, qui culmine avec l’abandon de toute prévention en lieux de soin, vécu comme une victoire. Une décision méconnaissant gravement les droits fondamentaux des patients et les connaissances scientifiques dont certaines sociétés savantes semblent faire bien peu de cas.
En 2023 la Société Française d’Hygiène Hospitalière (SF2H) recommande encore les précautions “contacts et gouttelettes” et limite le port du masque aux personnes atteintes de symptômes, tout en organisant, notamment avec la Société Française de Microbiologie (SFM), la Société Française d’Anesthésie et de Réanimation (SFAR) et la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF), l’absence de test et le non-diagnostic à l’hôpital au prétexte de “normalisation du risque Covid”, quitte à vider de toute substance l’obligation légale de déclaration de cette maladie.
Ces avis, qui ont en commun de négliger la transmission par aérosols, les transmissions asymptomatiques et les risques du Covid s’inscrivent dans la droite ligne de la position adoptée en début de crise par la SPILF et la SF2H, ignorant le principe de précaution et les propres recommandations (2013) de la SF2H contre le SRAS. Une position quasiment inchangée depuis, après plus de 3 ans de pandémie et de littérature scientifique sur la transmission aérosol et les risques du Covid.
Or, ces associations et leurs experts ont été et sont encore très impliqués par les autorités sanitaires dans la politique de prévention, bien au-delà du risque infectieux en lieux de soin. Participant à certains avis du Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP), sollicités dès le début de la crise par le Directeur général de la Santé (DGS), ces sociétés savantes collaborent aussi étroitement avec les autorités sanitaires via le Répias (Réseau de prévention des infections associées aux soins) piloté par Santé Publique France (SpF), entre autres.
Ainsi, les avis du HCSP sollicité par le DGS étaient pilotés par Didier Lepelletier, chef du service d’Hygiène hospitalière du CHU de Nantes et administrateur de la SF2H, dont il a dirigé un temps le comité scientifique. De plus, ces associations ont aussi été directement associées à certains avis du HCSP sur la transmission du Covid et le port du masque FFP2. Résumant leurs actions dans un webinaire fin 2020, Didier Lepelletier affirmait que la transmission par aérosols se limite aux gestes invasifs et que “personne ne veut” généraliser le masque FFP2. Ailleurs, on peut lire que la SF2H a considéré ce mode de transmission au même plan que la désinformation sur l’hydroxychloroquine.
Le HCSP a ensuite maintenu sa position réservant le masque FFP2 en lieux de soins aux actes invasifs, avant de le rejeter en population générale, même dans son avis sur les nouveaux stocks de masques de l’État et ses fiches sur les mesures d’hygiène universelles, que le Ministre de la Santé semble d’ailleurs réciter aujourd’hui en limitant le port du masque aux cas symptomatiques. Dans un courrier au Directeur Général de la Santé début 2023 Didier Lepelletier, désormais président du HCSP, défendait une approche syndromique des infections, et déconseillait l’identification systématique du virus responsable, masquant ainsi le Covid, le noyant au milieu des « virus de l’hiver » et négligeant à la fois la prévention et le Covid long.
De son côté Pierre Parneix, actuel président de la SF2H, est aussi responsable du Cpias Nouvelle Aquitaine (Cpias NA) portant la mission MATIS qui propose des outils de prévention et de formation aux professionnels de santé.
Or Pierre Parneix a aussi travaillé avec Didier Pittet, spécialiste helvétique de l’hygiène des mains et grand négateur avec l’infectiologue John Conly de la transmission du Covid par aérosols. Co-auteurs en 2020 d’un courrier défendant la seule transmission par gouttelettes et contacts, Parneix a ensuite participé à la mission nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise sanitaire confiée à Didier Pittet. Ce dernier, minimisant les risques du Covid, se réjouira plus tard devant le Sénat : "le virus va circuler parmi les enfants et c'est tant mieux ! ». Comment s’étonner de l’absence d’information appropriée et de mesures préventives adéquates pour la protection de la population sur les sites de la mission MATIS et du Répias - dont Pierre Parneix est l’éditeur - et de SpF.
La SPILF quant à elle a publié en 2022 un article de Jean-Christophe Lucet, alors membre de l’Équipe de Prévention de l’hôpital Bichat - qui a participé aux avis du HCSP et à celui mettant fin aux tests à l’hôpital - et de Gabriel Birgand, responsable du CPias Pays de la Loire mais aussi membre d’une unité de recherche du NIHR (National Institute For Health and Care Research) dirigée par Alison Holmes, auteure avec Conly et Pittet d’un article niant la transmission par aérosols et réfutant l’intérêt du ffp2 en lieux de soins. L’article de Birgand et Lucet maintenait malgré l’état des connaissances que ce mode de transmission était “possible mais rare”. Et tous deux assuraient déjà en 2020, au mépris du principe de précaution, que “le masque chirurgical protège efficacement les soignants contre le COVID-19”. En outre, la SPILF a aussi œuvré avec les sociétés savantes de pédiatrie contre la prévention du Covid chez les enfants, suivant la stratégie d’infection de masse de la Déclaration de Great Barrington (GBD), publiant l’opinion de l’un de ses membres, Robert Cohen - pédiatre et membre de diverses associations dont la SPILF - sur le fumeux concept de “dette immunitaire”.
La SFM enfin, compte parmi ses membres Bruno Lina, virologue, soucieux d’arrêter de compter les vagues et co-auteur de l’avis achevant le diagnostic du Covid à l’hôpital. Membre du CNR grippe et du Covars, impliqué dans certains avis du HCSP, il est l’auteur avec Franck Chauvin (alors président du HCSP) et François Delfraissy (président du conseil scientifique), d’un article d’opinion inspiré de la GBD qui prônait une vague et illusoire “protection ciblée” des personnes vulnérables.
Ainsi - et ces exemples sont loin d’être exhaustifs - depuis le début de la pandémie des associations privées et leurs experts, dont certains hygiénistes spécialisés en lavage de mains, ont pu porter leurs opinions au rang de recommandations de santé publique, déployant plus d’efforts pour trouver des arguments fallacieux contre une des protections les plus efficaces contre SarsCov2, que pour suivre l’état des connaissances. Selon eux, en population générale le masque FFP2 donnerait un “faux sentiment de sécurité”, les soignants pourraient perdre confiance dans d’autres protections et délaisser le lavage des mains. tandis que, porté par les enseignants, il pourrait perdre en efficacité.
Jamais réellement investis pour la qualité de l’air intérieur, tous sont restés remarquablement constants dans leur négligence de la transmission par aérosols, leur minimisation des risques du Covid, et leur ignorance du Covid long.
Cette dangereuse obstination est d’autant plus inquiétante que la SPILF et la SF2H sont très impliquées dans la Stratégie Nationale de Prévention des Infections. Dans ce cadre la SF2H, qui propose des formations certifiées, a d’ailleurs pu faire des préconisations sur les moyens humains nécessaires aux équipes d’hygiène.
Il est commode, pour un gouvernement néolibéral qui n’entend pas investir dans la prévention et la qualité de l’air de déléguer cette mission à des associations poursuivant leurs propres intérêts et dont les experts sont confinés dans un entre-soi laissant peu de place à l’état des connaissances scientifiques, quoi qu’il en coûte pour la population piégée dans le puissant déni collectif qu’elles ont contribué à forger, au profit d’un “vivre avec” sans protection. Mais alors que le Covid reste une menace pour tous comme l’a rappelé l’OMS, il est urgent de revoir le rôle de ces associations qui ne sont pas, à l’évidence, compatibles avec une santé publique fondée sur la poursuite de l’intérêt général, l’état des connaissances scientifiques et le respect des droits humains fondamentaux.
Covid-19 : la victoire du «rassurisme» au sein des comités d’experts, Libération, Journal d'épidémie de Christian Lehmann, 25 août 2023