Les dangers du rassurisme sanitaire
Ce texte sur le “rassurisme sanitaire” a été publié dans le journal Libération le 23 mai 2022, sous la chronique de Christian Lehmann, Journal d’une épidémie, et sous le pseudonyme “Anna”1. Il est malheureusement toujours d’actualité, tandis que le nombre des victimes, la diversité des variants et les narratifs rassuristes n’ont cessé de croître.
Si les complotistes ont largement attiré l’attention tout au long de la crise sanitaire, un dangereux rassurisme minimisant les risques du Covid a parallèlement envahi média et réseaux sociaux au détriment des mesures de prévention. Les premiers récits concernaient les enfants, allant de l’innocuité du Covid à la minimisation de leur mort : «pas contaminés» puis «pas contagieux». Peu importe la circulation du virus à l’école car, nous répétait-on, «peu d’entre eux mourront» du Covid et d’ailleurs s’ils mouraient, c’était plutôt de leurs comorbidités «avec le Covid».
Certains rassuristes ont même invoqué la théorie infondée d’une «dette immunitaire» pour expliquer la hausse des bronchiolites sous omicron, tandis que d’autres ont exclu d’emblée le Covid comme cause possible des hépatites aiguës constatées actuellement dans divers pays. Et c’est ainsi que les écoles restent ouvertes au virus sans être sécurisées, que les enfants sont peu vaccinés, et qu’ils meurent ou souffrent parfois gravement d’une maladie pourtant évitable.
La gravité du Covid long a été relativisée en le réduisant à des troubles de l’anxiété, quitte à plonger les victimes, adultes et enfants, dans l’enfer de l’errance médicale. Et c’est ainsi que le Covid a été perçu quasi-uniquement comme une maladie respiratoire aiguë quand elle est une maladie multisystémique aux effets potentiellement dévastateurs pour l’organisme. Plus récemment s’est imposée l’idée d’un variant comparable à la grippe, ou à un simple rhume, avec la promesse d’une endémicité bénigne et d’un retour à la normalité, justifiant le pari d’une «immunité hybride» grâce à l’infection jugée inéluctable d’une population en grande partie vaccinée. Et ainsi Omicron est devenu «une chance» justifiant l’infection de masse de la population et causant plus de 20 000 décès en quatre mois, dont ceux de 46 enfants. Allant plus loin dans la relativisation des morts – auxquels il ne sera rendu aucun hommage – certains experts et institutions ont invoqué la distinction fallacieuse des morts «avec ou pour» Covid.
Malgré les effets délétères évidents d’une circulation virale non maîtrisée, un trait commun aux rassuristes est leur rejet du principe de précaution et leur maîtrise des faux-fuyants, préférant lutter contre les «enfermistes» qu’ils s’inventent au lieu d’argumenter avec les données de la science. Ainsi le retour à la vie normale, qui consiste à «vivre avec» un agent biologique pathogène de catégorie 3 sans mesure de prévention collective, a pu être décrété et accepté alors même que la pandémie n’est pas finie, que le «tout vaccinal» seul n’est pas viable, que BA4 et BA5 sont déclarés variants préoccupants, et que l’on n’a pas fini, apparemment, de découvrir encore certains effets préoccupants du Covid à long terme.
Mais malgré l’injonction à «vivre notre vie», le retour à la vie normale est illusoire car le rassurisme sanitaire rend aveugle au danger et confisque les moyens de s’en protéger. Il en résulte une méconnaissance du Covid et une perception erronée des risques, aggravées par les injonctions contradictoires des gouvernants brouillant les messages de santé publique : Il n’y a qu’à voir avec quelle hâte le port du masque dans les lieux clos a été abandonné par la majorité, pour réaliser l’ampleur de la désinformation d’une population qui aspire naturellement à la normalité.
«Dans une société mal informée où le port du masque relèverait d’un trouble de l’anxiété, compter sur la responsabilité individuelle est vain. Et se contenter d’inviter les personnes vulnérables à la prudence confine à la discrimination et frôle l’eugénisme : sans action collective reste le choix, inacceptable, entre l’isolement social et l’aggravation de leur risque. Les enfants n’ont même pas cette option : même à risque ils seront scolarisés dans des «écoles ouvertes» au Covid.
Au final, quand toute information, toute solidarité et tout effort individuel et collectif de prévention sont sabotés, «vivre avec le virus» signifie en réalité accepter l’inacceptable : la normalisation de l’infection de masse, un haut niveau de morts et de souffrance pourtant évitables et un degré élevé d’indifférence aux victimes présentes et à venir.
Le rassurisme sanitaire tend ainsi à définir une nouvelle normalité conforme, au final, aux objectifs des milliardaires libertariens proches de l’alt-right américaine, et dont l’idéologie est portée par la Déclaration de Great Barrington (GBD). Il s’agit d’une déclaration politique rédigée par Jay Bhattacharya, Sunetra Gupta et Martin Kulldorff lors d’une conférence organisée par le think tank libertarien AIER (American Institute for Economic Research) lié au milliardaire C. Koch. Les mesures de santé publique impliquent des réglementations et coûtent de l’argent aux grandes entreprises. C’est pourquoi la GBD prônait dès 2020 l’infection de masse comme moyen d’atteindre l’immunité collective, ainsi qu’une seule protection ciblée des personnes vulnérables dont les modalités, à part l’isolement, n’ont jamais été définies. C’est à cette fin qu’est né, notamment, le mythe d’un virus inoffensif pour les enfants, permettant le maintien de l’activité économique quoiqu’il en coûte.
Pour un retour à la vie normale, les partisans de la GBD ont instrumentalisé santé mentale et liberté individuelle contre les mesures de santé publique, des confinements au télétravail en passant par le masque. Ce dernier étant le signal d’un danger, il a fallu le dénigrer pour forcer la fréquentation des lieux clos non sécurisés (écoles, entreprises, transports, commerces), en le décrivant comme une mesure nocive contraire à la liberté individuelle.
L’OMS et de nombreux scientifiques ont alerté tôt contre les dangers de cette stratégie scientifiquement infondée, contraire à l’éthique et délétère quels que soient l’âge et l’état de santé. Elle a malheureusement influencé de nombreux experts et dirigeants qui l’ont appliquée à divers degrés. Aussi l’abandon des mesures de santé publique n’est pas dû à une fin de pandémie, au fatalisme ou à la résignation. C’est un choix soutenu par des discours trompeurs au prix de la santé et de la vie de millions d’entre nous.
Au-delà, le rassurisme sanitaire présente aussi un risque pour nos droits fondamentaux à la vie et à la santé. En France, malgré leur nécessité, les juges n’ont finalement peu ou pas ordonné de mesures supplémentaires à l’État, appréciant leur utilité en fonction de la situation hospitalière, dans une acception restrictive du droit à la santé. Or ce droit fondamental est, comme le droit à la vie, profondément lié aux principes de dignité et de solidarité inscrits dans notre Constitution et les Conventions internationales des droits de l’homme après la Seconde Guerre mondiale. Non limité à l’accès au soin, il implique de ne pas porter atteinte à la santé de la population et de mettre en œuvre des moyens pour la protéger.
Nous n’accepterions pas que la qualité de l’eau et la sécurité alimentaire varient en fonction du nombre de victimes. Nous comprendrions mal que l’interdiction de fumer et le port obligatoire de la ceinture de sécurité soient levés en fonction de la saturation des hôpitaux. Et nous refuserions certainement de scolariser nos enfants dans des écoles remplies d’amiante. Pourquoi en serait-il autrement pour la prévention d’un virus qui se transmet par aérosols et peut provoquer une maladie multi-systémique grave ?
Aussi il ne faut pas s’y tromper : le rassurisme sanitaire n’est pas une vision raisonnable et nuancée équivalente à une autre, c’est un discours qui détourne notre attention de la crise sanitaire, banalise un niveau élevé de morts et de souffrance, et compromet tout effort de prévention fondée sur la science et respectueuse des droits et libertés. Les plus vulnérables – dont les enfants – et les plus précaires, mais pas eux seulement, paieront un lourd tribut pour l’illusion d’un retour à la normale.
Personne ne sera protégé tant que nous ne le sommes pas tous.